Quand on évoque le « street-luxe », les esprits s’illuminent souvent des noms de Virgil Abloh et Off-White, de la collaboration explosive Supreme × Louis Vuitton ou du phénomène des sneakers à plus de 1 000 €. Pourtant, bien avant que ces fusions entre rue et opulence ne deviennent le pain quotidien de la fashion week, un designer belge discret, nourri de philosophie et de subcultures, jetait les premières pierres de cet édifice. Raf Simons, né en 1968 à Neerpelt, a émergé dans les années 90 comme un observateur attentif de la jeunesse rebelle, transformant les codes des raves, du punk et de la techno en silhouettes taillées au millimètre. De sa ligne éponyme lancée en 1995 à ses passages chez Jil Sander, Dior, Calvin Klein et aujourd’hui Prada, en passant par des collaborations iconiques avec Fred Perry ou Eastpak, Simons n’a pas seulement habillé la rue : il l’a élevée au rang d’art, légitimant un luxe intellectuel et accessible. Sans logos criards ni hype forcé, il a prouvé que la mode pouvait être à la fois subversive et sophistiquée, influençant une génération entière de créateurs comme Demna ou Kim Jones.
Les années 90 : quand la jeunesse devient un sujet de mode
1991-1995 : des meubles à la mode, le déclic
Raf Simons n’était pas destiné à la mode. Diplômé en design industriel et mobilier de la LUCA School of Arts à Genk en 1991, il enchaîne les jobs de designer de meubles pour des galeries et des intérieurs privés. Pourtant, un stage chez Walter Van Beirendonck – l’un des Antwerp Six – de 1991 à 1993 le plonge dans l’univers de la présentation et de la décoration de collections. C’est lors d’un défilé parisien de Martin Margiela en 1991, avec ses mannequins en blanc intégral, que le déclic opère. Encouragé par Linda Loppa, tête du département mode de la Royal Academy of Fine Arts d’Anvers, Simons se lance sans formation formelle en stylisme. Sa première collection homme, automne-hiver 1995, est un film en 8 mm tourné avec des modèles de rue dans les faubourgs d’Anvers : parkas amples, bombers épurés, clins d’œil au rave et aux skins des années 80. Sombre, austère, sans concession – voilà l’esthétique qui va le définir.
1997-2000 : les collections qui posent les bases
De 1995 à 1997, les collections se présentent en vidéo ou en showrooms, explorant une masculinité alternative inspirée des étudiants américains et des écoliers anglais mâtinée de new wave et de punk. Puis, en 1997, premier défilé à Paris pour l’automne-hiver : une explosion de hoodies et de silhouettes layered qui sentent la rébellion urbaine.
Trois saisons marquent irrémédiablement les esprits et forgent l’ADN du street-luxe naissant :
- Automne-hiver 1998 « Radioactivity » : Hommage à Kraftwerk, avec des looks inspirés des membres du groupe – coupes fines, motifs futuristes, typographie électro. Une intellectualisation de la techno qui préfigure les drops limités d’aujourd’hui.
- Printemps-été 2000 « Gabber » : Clin d’œil à la subculture gabber hollandaise, avec des bombers transparents, des bracelets fluo et une énergie brute de hardcore. Références à Richey Edwards de Manic Street Preachers et Ian Curtis de Joy Division, pour une mélancolie adolescente palpable.
- Automne-hiver 2000 « Confusion » : Dernière avant une pause sabbatique en 2000, elle capture le chaos juvénile avec des parkas XXL sur des chemises slim, des tissus nobles qui dignifient la rue.
Produites en quantités ultra-limitées, ces pièces – souvent moins de 100 exemplaires par modèle – se négocient aujourd’hui des milliers d’euros sur les sites vintage. Simons y pose déjà les fondations : du streetwear pensé comme de la haute couture, sans ostentation.
2001-2005 : la relance et l’opposition Slimane
Après une année off pour fuir les contraintes business, Simons relance sa marque en 2001 grâce à un partenariat avec le fabricant belge Gysemans. Les collections s’affinent : printemps-été 2002 (« Woe Onto Those Who Spit On The Fear Generation… The Wind Will Blow It Back ») impose une image de guérilla urbaine, avec hoodies hoodés et silhouettes sinistres qui influencent le streetwear des années 2010. À l’époque, Hedi Slimane chez Dior Homme dicte la minceur rock et le perfecto glamour. La presse oppose les deux : le Parisien chic contre le Belge brut. Mais Simons répond avec l’automne-hiver 2003-2004 « Closer », collaboration avec Peter Saville : hoodies et parkas estampillés des pochettes d’albums de Joy Division et New Order. Un mix punk-tailoring qui élève la subculture au rang de référence artistique.
En 2004, restructuration majeure : deals de distribution en Europe, USA et Asie. Puis, automne-hiver 2004-2005 « Waves » marque un virage : la jeunesse obsessionnelle devient forme pure, prête pour le luxe.
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L’entrée dans le luxe : Jil Sander (2005-2012)
Nommé directeur créatif de Jil Sander en juin 2005 par le groupe Prada – sans jamais avoir touché à la femme –, Simons affronte les sceptiques. Comment marier son énergie adolescente au minimalisme allemand ? Magistralement. Ses collections femme épurées intègrent des pops de couleur (ce rose iconique), des oversizes qui réchauffent l’austérité, influençant Phoebe Philo chez Céline. Pour l’homme, il crée des tailoring juvéniles. En 2011, la ligne diffusion « Raf by Raf Simons » devient « Raf Simons 1995 », recyclant les archives avec des coussins et couvertures. Licencié en février 2012 pour le retour de Jil Sander, il laisse une maison revitalisée, prête pour l’ère street-luxe.
Dior (2012-2015) : la couture réinventée
Moins de deux mois plus tard, en avril 2012, Simons est nommé directeur artistique femme chez Christian Dior, remplaçant John Galliano. Sa première haute couture, juillet 2012, fleurit dans un hôtel particulier parisien : hommages à la New Look de Dior, avec des Bar jackets modernisées et des fleurs par milliers. Printemps 2013 : une robe rose bulbeuse portée par Jennifer Lawrence aux Oscars, immortalisée par sa chute légendaire. Il infuse la maison de références flamandes, Warhol et Picasso, tout en gardant Kris Van Assche pour l’homme. En 2014, collaboration explosive avec Sterling Ruby pour l’automne-hiver : silhouettes chaotiques inspirées de l’Amérique rurale. Démission en octobre 2015 pour se recentrer sur sa marque, après avoir casté Rihanna comme premier visage noir de Dior.
Les collaborations qui ont tout changé
Fred Perry (depuis 2008)
Eastpak (2008-2009, puis 2013)
Ces partenariats pionniers démocratisent le street-luxe. Avec Fred Perry dès le printemps-été 2008, Simons destroy des polos heritage avec patches punk et détails subculturels – 15 collections au total, jusqu’en 2023, sans jamais verser dans le bling. Eastpak, dès 2008 (trois saisons : printemps-été 2008, automne-hiver 2008, printemps-été 2009), voit ses sacs recouverts de photos de raveurs ou de motifs Saville ; reprise en 2013. Ajoutez Adidas (sneakers Stan Smith depuis 2013), Asics (2009), Linda Farrow (lunettes 2008) et Kvadrat (textiles 2014) : Simons prouve que le sportswear peut dialoguer avec l’art sans se dénaturer.
Calvin Klein (2016-2018) : l’apogée américaine et la rupture
Nommé chief creative officer en août 2016, au cœur de l’ère Trump, Simons débarque avec une vision cinématographique. Première collection : pommes et ballons rouges évoquant American Beauty et Lynch ; cowboys, cheerleaders, costumes Wall Street sous plastique. La ligne « CK205W39NYC » mixe sweats Warhol (accès exclusif aux archives) et boots western brodées. Printemps-été 2017 : collab’ Robert Mapplethorpe pour des motifs érotiques. Ventes timides en boutique, mais explosion sur le resale – le public n’est pas prêt à 2 000 $ le hoodie. Il remporte les CFDA Awards 2017 pour homme et femme. Départ ami en décembre 2018 : un cycle bouclé, l’Amérique trop vorace pour son idéalisme.
L’après-Calvin : Prada et la clôture d’une ère (2020-2023)
Après une pause, Simons rejoint Prada en avril 2020 comme co-directeur créatif avec Miuccia Prada – égalité totale. Première collection commune, printemps-été 2021 : nylon iconique mâtiné d’oversize, imprimés psychédéliques et tailoring hybride. Un duo qui marie son énergie jeune au savoir-faire milanais. En parallèle, sa ligne éponyme, relancée en 2017 avec un double CFDA, culmine en 2022 : annonce le 21 novembre que printemps-été 2023 est la dernière. Fermeture après 28 ans, pour se libérer du business honni. Aujourd’hui, chez Prada, il infuse toujours la rue dans le luxe, avec des silhouettes radicales et des références pop.
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Pourquoi Raf Simons reste le vrai père du street-luxe
Abloh l’a viralé, Demna l’a hypertrophié, Jones l’a codifié chez Dior. Mais Simons l’a conceptualisé. Pas de guillemets ironiques chez lui : il habille les ados des raves anversois avec la précision d’un sur-mesure. La rue sérieuse, le luxe jeune – une évidence qu’il a forgée dès 1995. Kanye West le cite dès 2007 pour Yeezy, Rihanna et Travis Scott le portent en icônes. Quand un hoodie Balenciaga frôle les 1 200 € ou une casquette Marine Serre trône sur Beyoncé, c’est l’ombre de Simons, 30 ans plus tôt, dans un hangar belge avec 200 invités.
FAQ
Q : Raf Simons fait-il encore du streetwear aujourd’hui ? R : Chez Prada depuis 2020, il injecte des oversize, du nylon et des refs pop dans un cadre luxe. Sa ligne éponyme a fermé en 2023, mais son héritage street persiste via des collabs’ comme Adidas.
Q : Pourquoi ses anciennes collections sont-elles si chères en vintage ? R : Productions minuscules (souvent <100 pièces), culte autour des subcultures et rareté : fans des années 90 les ont usées jusqu’à la corde.
Q : Est-ce que Raf Simons a influencé Kanye West ? R : Absolument. Kanye le cite en 2007 pour ses silhouettes slim ; Yeezy Season 1 en 2015 puise dans ses parkas et hoodies.
Q : Quelle est la collaboration la plus recherchée ? R : Les bombers « Closer » avec Peter Saville (2003) et sacs Eastpak rave (2008-2009). Des pièces rares flirtent avec les 10 000 € sur Grailed.
Q : Va-t-il revenir diriger une grande maison en solo ? R : Pas annoncé. Chez Prada, il savoure la liberté créative aux côtés de Miuccia, loin des pressions business.
Q : Comment s’habiller « Raf Simons » aujourd’hui sans se ruiner ? R : Fouillez les Fred Perry ou Eastpak vintage sur Vinted/Grailed. Adoptez le ratio : slim bas, large haut, tons mats. Ou des sneakers Adidas collabs’ abordables.


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