Depuis plus d’une décennie, Jerry Lorenzo impose sa vision. Ce qui a commencé comme une marque de hoodies oversized et de flanelles à carreaux est devenu, en 2025, l’une des forces les plus influentes du luxe contemporain. Fear of God ne copie plus le streetwear : il l’a absorbé, digéré, et en a fait autre chose. Quelque chose de plus adulte, de plus raffiné, de plus cher aussi. Le tailoring street, cette expression qu’on employait autrefois avec une pointe d’ironie, est désormais sa signature absolue.
Les racines d’une révolution discrète
Retour en 2013. Los Angeles, chaleur écrasante, Jerry Lorenzo sort la première collection Fear of God. Des coupes amples, des tissus premium, des références à Kurt Cobain et à la culture baptiste du Midwest où il a grandi. À l’époque, on parle de « luxury streetwear », mais le mot « luxury » fait encore sourire les puristes de Savile Row. Les vestes sont portées avec des jeans déchirés, les chemises sont déboutonnées jusqu’au sternum. C’est beau, mais c’est encore du streetwear.
Dix ans plus tard, plus personne ne rit.
La bascule s’opère vraiment avec la ligne « Eternal » en 2021, puis avec les collections principales à partir de la saison 7. Les hoodies sont toujours là, mais ils côtoient désormais des manteaux en cachemire double-face, des costumes en laine froide 120’s, des chemises oxford cousues main. Le même homme qui portait un sweat Fear of God à 800 dollars en 2016 commande aujourd’hui un pardessus à 6000 euros sans sourciller. Et il le porte exactement de la même façon : avec des Eternal Foam runners ou des Adidas Fear of God, sneakers compris.
C’est ça, le tailoring street version Lorenzo : prendre les codes du vêtement le plus formel qui soit et les désacraliser sans jamais les vulgariser.
Quand le costume devient une seconde peau
Le costume Fear of God ne ressemble à aucun autre. Là où un costume classique cherche la structure, la carrure, le « power shoulder », Lorenzo fait exactement l’inverse. Épaule tombante, presque inexistante. Veste longue, souvent croisée, qui tombe jusqu’à mi-cuisse. Pantalon large, très large, parfois plissé, qui casse sur la chaussure comme un jogging. Le tissu, lui, est irréprochable : laine froide italienne, flanelle anglaise, cachemire Loro Piana.
Le résultat ? Un costume qui ne fait pas « patron », qui ne fait pas « mariage », qui ne fait même pas « luxe ostentatoire ». Il fait juste… cool. Terriblement cool.
On a vu Justin Bieber le porter avec un t-shirt blanc et des claquettes-chaussettes. Kanye, évidemment, en a fait son uniforme. Mais aussi des avocats d’affaires de Manhattan, des directeurs artistiques parisiens, des rappeurs français de la nouvelle génération. Le costume Fear of God traverse les mondes sans effort, parce qu’il n’appartient plus vraiment au vestiaire classique. Il est devenu un basique de luxe, au même titre qu’un hoodie gris chiné.
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La matière avant tout
Ce qui frappe quand on touche un vêtement Fear of God, c’est le poids. Pas le poids du logo, non. Le poids du tissu. Jerry Lorenzo répète souvent qu’il veut que ses vêtements « se sentent » avant même d’être vus. Un manteau en laine et cachemire pèse parfois plus de deux kilos. Une chemise en coton égyptien a la densité d’un drap de lit haut de gamme. C’est voulu.
Cette obsession de la matière vient de son enfance : son père, Jerry Manuel, ancien manager des Mets et des White Sox, portait toujours des costumes impeccables, même pour aller chercher le journal. Le jeune Jerry a grandi en voyant des hommes noirs élégants, dans des tissus lourds, des coupes amples. Il a simplement transposé ça dans son époque.
Résultat : même quand la silhouette est énorme – et elle l’est souvent – elle ne fait jamais « baggy » au sens 2003 du terme. Elle fait noble.
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Le monochrome comme religion
Si vous ouvrez le lookbook d’une collection Fear of God ces cinq dernières années, vous risquez l’éblouissement… ou l’ennui, selon votre sensibilité. Gris, beige, taupe, noir, crème, parfois un bordeaux profond ou un vert forêt. Rarement plus.
Jerry Lorenzo a fait du monochrome une philosophie. Pas par paresse, mais par conviction : la couleur distrait. Elle attire l’œil avant le tombé, avant la texture, avant la proportion. En éliminant presque totalement la couleur, il force à regarder l’essentiel : la coupe, le tissu, le mouvement.
Et ça marche. Un pardessus beige Fear of God, porté avec un pantalon assorti et un hoodie gris perle, produit le même effet qu’un smoking noir en 1950. C’est intemporel, mais en même temps, ça ne ressemble à rien d’autre.
L’influence sur tout un écosystème
On ne mesure pas encore pleinement l’impact de Fear of God sur la mode masculine de cette décennie. Des marques comme Entire Studios, The Row (pour homme), Lemaire, et même certains défilés Saint Laurent ou Zegna doivent quelque chose à cette esthétique. L’idée qu’un costume peut être ample, doux, presque mou, et pourtant hyper désirable, c’est Lorenzo qui l’a imposée.
En France, on le voit clairement chez des labels comme Egon Lab, Luedji ou le jeune Louis-Gabriel Nouchi : les volumes sont énormes, les tissus riches, les couleurs éteintes. Le tailoring street à la Fear of God est devenu une référence, presque un standard.
Même les grandes maisons traditionnelles s’y mettent. Chez Ermenegildo Zegna, on a vu ces dernières saisons des costumes à l’épaule effacée et au pantalon ultra-large qui auraient fait hurler les vieux tailleurs napolitains il y a dix ans. Aujourd’hui, ça s’appelle « modern fit ». Demain, ça s’appellera peut-être juste « Fear of God fit ».
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Un luxe qui ne crie pas
Le paradoxe Fear of God, c’est que plus la marque devient chère, plus elle semble discrète. Pas de gros logo, pas de monogramme, pas de toile enduite. Juste un petit écusson ton sur ton, parfois même rien. Le luxe est dans le toucher, dans le poids, dans le tombé. C’est un luxe qui ne cherche pas à impressionner le voisin, mais à habiller celui qui le porte.
Et ça change tout.
Dans un monde où le quiet luxury est devenu le nouveau flex, Fear of God était en avance de dix ans. Quand tout le monde courait après les logos rouges et les sacs estampillés, Lorenzo faisait déjà des vêtements qu’on reconnaît à vingt mètres… sans pouvoir mettre un nom dessus. C’est la définition ultime du luxe aujourd’hui.
Et demain ?
En 2025, la marque vient de dévoiler sa première vraie collection de haute couture masculine, présentée à Paris sous le nom « Fear of God Couture ». Douze silhouettes, toutes faites main, toutes uniques. Des manteaux en vigogne qui coûtent le prix d’une voiture. Des costumes en soie et laine tissée à la main dans le Bihar. On est loin du hoodie à 400 dollars de 2015.
Pourtant, la philosophie reste la même : ampleur, douceur, noblesse des matières. Juste poussée à son paroxysme.
Fear of God ne fait plus du streetwear. Il ne fait même plus vraiment du luxe prêt-à-porter. Il a inventé autre chose : un vestiaire où le costume trois-pièces et le jogging cohabitent sans hiérarchie, où l’élégance n’a plus besoin de raideur, où le cool peut coûter trente mille euros.
Le tailoring street n’est plus une tendance. C’est devenu un classique.
Et Jerry Lorenzo, qu’on le veuille ou non, en est le nouveau maître-tailleur.


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